PRÉSENCE(S)
- 2023 - 2024
- recherches artistiques avec le metteur en scène Raphaël Patout
- avec la participation de l'acrobate et voltigeur Brahim Chihi


Nous rêvons d'une forme d'expression transversale qui implique arts du geste, arts équestres et engins de construction, afin d'envisager une co-existence harmonieuse entre l’homme et son environnement. Dans une démarche située, nous souhaitons questionner la place du vivant au sein des espaces urbains « en transition » : terrains vagues, friches et en particulier ceux des chantiers, sous forme d'un poème visuel, sensible et sonore. Nous imaginons donc à la fois d’une démarche plastique, chorégraphique et théâtrale.
En mêlant nos qualités plastiques à des talents équestres, nous avons l’ambition d'envisager une autre forme de spectacle équestre, plus actuelle et ancrée dans des réflexions contemporaines : explorer le potentiel scénique du cheval et actualiser la place qu’il peut occuper sur scène.

ARCHITECTURE, HUMAINS ET CHEVAUX
Notre démarche part du constat que l’homme domine aujourd’hui son environnement, que celui-ci soit architectural, social ou animal. Dans une logique de productivité effrénée, pour étendre de plus en plus son champ d’action, l’homme impose à la nature ses contraintes au point de la détruire. Son rapport au monde qui l’entoure est violent, dominateur et hégémonique, donnant lieu à des conséquences dévastatrices sur l’environnement, les espèces qui y vivent, mais aussi sur lui-même.
En l’occurrence : la pratique de l’art équestre et celle de la création architecturale portent en elles un ensemble de paradoxes, et ce qui les rapproche est une forme de violence, un rapport à la domination et au pouvoir. L’architecture peut avoir une dimension autoritaire (elle dicte les modes de vie, d’agir, de déplacement) mais porte en elle aussi des valeurs émancipatrices, comme l’art équestre peut incarner le dépassement de la domination par la grâce de la corrélation des corps.
Ces violences à l’oeuvre sont en fait le résultat d’un tiraillement qui se manifeste dans tout mouvement vif, dans toute transformation suscitée par une tension entre deux forces opposées : un chantier est la manifestation d’un passage du rien à l’existence, la naissance d’un ordre, oscillant entre d’un côté les cris grinçants des machines remuant la matière, et de l’autre le calme endormissement d’une construction enfin immobilisée, une fois sortie de terre. Aussi, on est exclu de cette mise au monde du bâtiment : « Chantier interdit au public ! », lit-on de l’extérieur. Ce qui est caché, c’est le tiraillement entre la friche et le bâti ; ce qui est « interdit au public », c’est la brutalité du passage de nature à culture,
d’un lieu sans bornes à un espace cloisonné.
À rebours de cette exclusion, nous voulons autoriser le chantier au public, nous voulons en révéler le caractère vivant, en faire un espace de jeux, suspendu entre ce qui a été et ce qui sera. Notre travail consistera à poétiser les mouvements de cette tension dans l’espace en y mettant en scène l’interaction des forces contraires : l’humain avec (et contre) l’animal, entre écoute et dressage. Par cette mise en tension entre chevaux, corps dansés et engins mécaniques dans le mouvement du chantier, nous voulons proposer une nouvelle manière d’aborder les conflits actuels de chacun, internes ou externes, personnels ou sociétaux. En rapprochant l’homme de l’animal dans un lieu « en transition », nous voulons donner une voix aux forces contraires d’un tiraillement : par ce dialogue des différents corps, par la confrontation de leurs êtres en opposition, nous voulons proposer une manière de dépasser les clivages entre monumentalité et intimité, entre technologique et organique, entre hyper-contrôle et instinct.



LE MOUVEMENT, UN DEPASSEMENT.
Pour dépasser cette tension, nous voulons inscrire des mouvements, des gestes et composer des images dans ces espaces « en transition ». Il s’agira de nous approprier le chantier, de l’habiter avec des corps de danseurs et de chevaux, et avec la présence d’ouvriers du bâtiment et de conducteurs d’engin. Nous jouerons des contrastes entre des gestes organiques (dansés ou équins), des gestes techniques (de la construction ou du dressage) et des mouvements mécaniques des outils. Nous envisageons de travailler avec des danseurs, des artistes équestres, des acrobates et des voltigeurs afin d’inscrire dans ce paysage rugueux des gestes virtuoses et fragiles.
Gravas, résidus de constructions antérieures, fondations d’une construction à venir, engins mécaniques seront autant de point de départ pour inventer : les particularités du chantier seront support, décor et scène. Chaque élément sera motif de jeux : structure, surfaces, textures, lumières, couleurs, sons, etc. Nous nous attacherons à travailler à partir de ce que les lieux donnent d’emblée, à partir des climats et des ambiances. Dans ce sens, nous nous inscrivons dans la réflexion développée par Patrick Bouchain : ouvrir aux habitants la « fabrique de la ville » pour qu’ils puissent s’en emparer, c’est-à-dire être conscients de ce qui constitue leur environnement. En partant du déjà-là, il s’agira de révéler la valeur de l’existant, d'être plus que jamais dans une démarche « située ». Cette volonté répond à nos préoccupations écologiques : logique de sobriété́ et rapport respectueux aux écosystèmes et paysages.
Dans sa manière d’expérimenter les arts équestres, Solène interroge la relation entre l’homme et l’animal de manière singulière et questionne la place que le cheval occupe sur les scènes actuelles. Nous envisageons à ce titre de travailler avec Alexandra Samard et Jordi Amposta dont la démarche relève d’un dialogue, d’une danse, voire d’un jeu avec le cheval. Cette manière de faire sensible et sensuelle, dit qu’un autre type de relation est possible avec le monde vivant. Leurs qualités de dressage et de spectacle équestre sont internationnalement reconnues. Avec eux, nous avons l’ambition de proposer une autre forme de spectacle équestre, plus actuelle et ancrée dans des réflexions contemporaines : explorer le potentiel scénique du cheval et actualiser la place qu’il peut occuper sur scène. Son état d’être animal, son imprévisibilité́ entreront en résonnance ou en opposition avec des machines de chantiers maitrisées et mises en mouvement par l’homme.
Articulation, rotation, translation sont autant de mouvements mécaniques caractèristiques des outils de chantier, qui pourront être repris par un corps humain ou équin. Nous entendons mettre en tension géométrisation du geste et corps libre. Il est possible de regarder ces machines sous un angle anthropographique : le bras articulé d’une tractopelle, par exemple, peut être manipulé avec délicatesse et en étant chorégraphié, il pourra devenir gracieux et faire oublier son côté massif. Nous envisageons de travailler sur ces recherches gestuelles avec Julien Monty, danseur pour Anne Teresa de Keersmaeker depuis plusieurs années et co-fondateur du collectif de recherches dansées Loge 22.
Nous voulons jouer sur le contraste entre la rugosité des matériaux et outils, et la sensibilité humaine et animale. C’est de cette manière que nous entendons dépasser les clivages entre monumentalité et intimité, technologique et organique, hyper-contrôle et instinct. En proposant des séquences équestres et dansées dans cet environnement de chantier a priori inapproprié, nous voulons montrer que le geste et le mouvement dansé peuvent articuler ces oppositions.

LA MISE EN SCENE EN CHANTIER
Nous souhaitons jouer sur des rapports d'échelles, des perspectives, des lignes de fuite. Nous souhaitons travailler rythmiquement avec les éléments en présence : créer des synchronies et de l’arythmie, composer des partitions gestuelles, sonores et lumineuses qui créent de l’harmonie ou à l’inverse des aspérités. Nous voulons utiliser ce qui est présent sur le chantier et le détourner en résonnance avec l’écriture des corps.
Éclairages techniques, phares des engins mécaniques, réverbères sont autant de sources avec lesquelles nous pourrons créer afin d’esthétiser les structures et matériaux. Ces sources lumineuses révèlent des qualités plastiques particulières : les lampes « à décharge » au sodium qui sont habituellement utilisées dans les réverbères ou les éclairages de monuments, offrent à leur allumage un spectre de couleurs qui évolue et qui est difficilement reproduisible avec des artifices de spectacles (correcteurs, gélatines…). Il s’agira de créer une partition pour espace en construction afin qu’il devienne espace scénique, support de récit et vecteur d’imaginaires poétiques.
De la même manière, nous souhaitons composer un environnement sonore qui trouve son origine dans ce qui est donné d’emblée. Les sons des engins mécaniques, du mouvement des chevaux et des humains pourront être amplifiés et manipulés : lieux et corps seront les matériaux à partir desquels nous composerons. Cette approche fait suite à de précédents travaux conduits par Raphaël : La Fabrique du Lieu (2022). Dans ce spectacle, en collaboration avec le compositeur et percussionniste Paul Gohier, une séquence musicale a été inventée à partir d’une bétonnière, en s’appuyant en particulier sur le son de son roulement. Dans le cadre du présent projet, il s’agirait d’augmenter cette recherche en travaillant avec l’électro-acousticien Vincent Portes, actuellement à l’IRCAM.
L’une des spécificités de son travail est de jouer sur des rapports d’échel le par l’usage de sons amplifiés et de bandes enregistrées. Il parvient par moment à faire entendre l’intimité de la matière et à d’autres de vastes paysages. Au-delà de la mélodicité, sa musique développe des espaces. Elle nous permettra de tisser des liens sensibles, et d’accentuer le
dialogue entre les différents corps : humains, animaux et mécaniques.
Par la mise en scène des corps, par la présence des chevaux, et la chorégraphie des engins mécaniques, nous souhaitons inventer un poème visuel et sonore qui rende sensible le climat qui émane des chantiers, tout en permettant de dépasser les tensions violentes et la brutalité qui s’en dégagent. En décalant le regard sur ces espaces «en transition», nous permettrons aux spectateurs de les appréhender de manière poétique, physique et inattendue.

